Volume 8, numero 3
La distance dans
l'enseignement des langues frein ou
levier?
sous la direction de Christian
Degache, Christian Depover
ÉDITORIAL - CHRISTIAN DEGACHE, CHRISTIAN
DEPOVER
En proposant de traiter la notion de distance dans
l'enseignement des langues à l'occasion d'un numéro thématique de
Distances et savoirs, notre ambition était avant tout de
combler ce que nous percevions comme une lacune. En effet, alors
que l'enseignement des langues a constitué depuis longtemps l'un
des secteurs les plus actifs en matière de formation à distance,
les contributions consacrées à ce secteur sont restées rares dans
les pages de Distances et savoirs.
Plusieurs raisons expliquent cette situation. L'une d'elles tient
au fait que l'usage des technologies dans le domaine des langues
est structuré depuis longtemps sous la forme d'une communauté
active. Dès lors, les spécialistes des langues qui se sont
intéressés à la formation à distance se sont naturellement tournés
vers cette communauté qui possède ses propres revues et colloques.
Une autre raison est liée au fait que Distances et savoirs
est essentiellement perçue comme une revue généraliste dans le
domaine de la formation à distance et que, de ce fait, elle a
toujours éprouvé des difficultés à structurer une communauté dont
elle serait l'organe d'expression. Rien d'étonnant dès lors que les
spécialistes de la distance dans le domaine de l'enseignement des
langues, qu'ils soient didacticiens, linguistes ou informaticiens,
n'aient que très rarement ressenti l'envie de délaisser, ne fût-ce
que temporairement, les lieux de publication qu'ils connaissaient
bien.
Pour tenter de mobiliser les chercheurs intéressés par
l'enseignement des langues, nous avons proposé d'explorer la notion
de distance et plus particulièrement la manière dont celle-ci peut
être accommodée avec les exigences de l'apprentissage des langues.
Comme le lecteur pourra s'en rendre compte dans ce numéro, les
auteurs ont non seulement illustré la pertinence de certaines
formes de distance déjà bien documentées, notamment dans les
travaux de Moore, mais ont aussi investi des formes de distance
plus subtiles directement liées aux particularités de
l'enseignement des langues.
Jean-François Bourdet, dans une contribution consacrée à l'étude de
l'évolution des représentations initiales chez des enseignants et
futurs enseignants en langue, montre l'importance de la distance
linguistique dans l'apprentissage d'une langue et plus
particulièrement de la distance avec la langue d'origine d'une
part, et de la distance construite avec la langue cible d'autre
part. Cette distance est d'autant plus importante à prendre en
compte que la distance physique impose certaines contraintes au
dialogue et fait émerger certaines représentations. C'est notamment
le cas du passage par l'écrit dans le dialogue pédagogique et de la
permanence qui lui est associée qui exposent davantage le locuteur
que l'échange oral.
Christine Develotte et François Mangenot s'intéressent également à
une formation destinée à des enseignants en langue, celle-ci se
déroulant selon deux modalités : synchrone et asynchrone. Il s'agit
de mettre en évidence les effets de ces deux modalités sur les
formes de tutorat qui sont mises en œuvre par des tuteurs en
formation. Cette étude est également l'occasion d'explorer la
notion de distance socio-affective et d'analyser la manière dont
celle-ci est perçue selon que les interactions privilégient le
synchrone ou l'asynchrone. L'observation du comportement des
tuteurs a notamment conduit à souligner des différences
intéressantes en ce qui concerne les activités de tutorat selon que
l'enseignant en formation se trouve dans un contexte d'échange
synchrone ou asynchrone.
Églantine Guély a choisi de croiser la notion de distance avec
l'apprentissage dans les centres de ressources en langue. À
l'évidence ce n'est pas de la distance physique dont il s'agit ici,
mais plutôt de la distance transactionnelle au sens défini par
Moore, au sein de laquelle l'auteur différencie distance
pédagogique et distance psychologique. C'est essentiellement par
rapport à ces formes de distance que l'auteur s'efforce d'analyser
le fonctionnement des centres de ressources en langues en prenant
pour objet d'étude un centre mis sur pied à l'université de Nancy
en collaboration avec l'équipe du CRAPEL et un mandataire privé.
L'analyse menée s'inscrit dans le cadre de l'étude des usages en
distinguant dispositif prescrit et dispositif perçu et vécu. Les
données recueillies à propos du dispositif prescrit conduisent à le
caractériser comme hautement ouvert. Le dispositif perçu et vécu
fera l'objet de travaux ultérieurs qui s'attacheront à analyser les
processus d'appropriation du dispositif par les apprenants à
travers leur utilisation des ressources mises à leur
disposition.
Les articles de Charlotte Dejean, Nicolas Guichon et Viorica
Nicolaev d'une part, et de Brigitte Gruson d'autre part, concernent
tous deux une technologie très largement exploitée dans le domaine
de l'enseignement des langues, à savoir la visioconférence. Si ces
deux contributions partagent la même technologie, les bénéfices
pédagogiques recherchés sont assez différents. Pour les premiers,
il s'agit de former des tuteurs à distance en leur confiant
l'animation de séances de visioconférence suivies par des étudiants
non francophones alors que pour B. Gruson l'enjeu est
essentiellement d'offrir à des élèves de l'enseignement primaire
des expériences culturelles et langagières inédites. Plus
précisément, la première étude vise à saisir les dynamiques
interactionnelles qui se mettent en place entre les apprentis
tuteurs et les apprenants de manière à dégager des pistes pour la
formation des tuteurs impliqués dans ce type de dispositif. La
méthodologie d'investigation s'appuie à la fois sur une analyse
quantitative et qualitative des échanges pour mettre en évidence le
lien qui existe entre la conduite des échanges par le tuteur et les
productions observées chez les apprenants. Les analyses proposées
par Brigitte Gruson fournissent une vue assez précise de la
dynamique générée par les séances de visioconférence, des
difficultés de mise en œuvre qui les accompagnent et de
l'enthousiasme qu'elles soulèvent tant chez les élèves que chez les
enseignants. Toutefois, pour ce qui est de l'intérêt pédagogique
avéré de ces séances, l'auteur nous renvoie pour l'essentiel à des
analyses empiriques fines à venir.
Régine Delamotte et Richard Sabria évoquent la notion de distance
en insistant cette fois sur l'importance des distances linguistique
et culturelle afin de prendre en compte les dimensions visuelles et
gestuelles de la langue des signes. À ces formes de distance, les
auteurs ajoutent les distances historique et anthropologique comme
éléments de compréhension des processus d'appropriation d'une
langue visuelle-gestuelle.
Les quatre contributions qui complètent l'éclairage donné à la
thématique abordée dans ce numéro présentent comme caractéristique
commune d'être plus étroitement liées au terrain dont elles rendent
compte.
Alix Creuzé rend compte d'une formation hybride à la fonction de
tuteur en ligne dans un cours de FLE, mise en place par l'Institut
français de Madrid. Après une présentation du contexte et du
dispositif, ainsi qu'une identification des compétences tutorales
visées et des principales caractéristiques du public - acquis,
attentes et questionnements, relevés au moyen d'un questionnaire
initial -, elle souligne dans cette étude de cas l'intérêt à
réduire la distance psychologique ou transactionnelle grâce à la
dynamique du groupe et une utilisation appropriée des outils
synchrones et asynchrones (audiovisioconférence et forum) pour
favoriser l'accompagnement, la collaboration entre pairs et la
réflexivité. Des exemples d'interactions considérés comme
représentatifs sont présentés et analysés pour étayer ce propos,
pointer les freins et leviers du dispositif au regard des objectifs
visés, et identifier quelques impératifs et implications relatifs à
l'exercice du tutorat.
Dans leur contribution en anglais, Dilek Altunay et M. Emin Mutlu
portent le regard sur le dispositif de formation à distance en
langues de leur établissement, l'université Anadolu en Turquie, et
en particulier sur le Turkish Language Certificate Programme (TSP),
élaboré à l'attention des personnes émigrées d'origine turque et
des étrangers. Il est constitué de ressources pédagogiques
multimédias (vidéo, animations interactives, sources textuelles et
sonores, exercices…) organisées autour de contenus linguistiques et
fonctionnels et combinées avec un suivi tutoral aussi bien
asynchrone que synchrone. Des résultats d'épreuves de certification
et des réponses à des questionnaires sont analysés pour tenter
d'apprécier la portée de cette formation en langues, complètement à
distance, auprès du public cible.
Pour leur part, Catherine Kiyitsioglou-Vlachou et Evangelia
Moussouri rapportent les résultats d'une enquête auprès
d'enseignants de français langue étrangère en formation initiale ou
continue suivant une formation à l'Université Ouverte Héllénique,
combinant regroupements présentiels et formation à distance (sans
environnement technologique spécifique toutefois). Les données
recueillies sur les représentations des formés sont mises à profit
pour passer en revue les différents niveaux de distance impliqués
et proposer une conception intégratrice à deux dimensions autour de
la distance sociolinguistique et de la distance didactique.
La dernière contribution se présente sous forme d'entretien croisé
avec les coordonnateurs du projet IFADEM (Initiative francophone
pour la formation à distance des maîtres). Le recours au genre de
l'entretien permet de présenter avec un certain rythme un projet où
la formation à distance est combinée avec des séquences de
formation traditionnelle, le tout s'articulant autour d'un cadre
conceptuel commun avec une prise en compte des caractéristiques
locales dans quatre pays différents (Bénin, Burundi, Haïti et
Madagascar) de manière à offrir des contenus de formation
contextualisés et à assurer une véritable intégration
institutionnelle. Après un tour d'horizon des questions liées à
l'usage des TIC, et un exposé des conditions d'un déploiement
réussi et des choix méthodologiques, l'entretien se focalise plus
spécifiquement sur les aspects linguistiques du projet puisqu'un
des objectifs essentiels est d'assurer une formation des
enseignants à la didactique du et en français.
Faute de place dans ce numéro, les lecteurs intéressés devront
attendre la prochaine publication (n° 4, volume 8/2010) pour
découvrir un dernier texte, de Peggy Candas et Nicole Poteaux, et
une importante webo-bibliographie thématique concernant
l'enseignement des langues, réalisée par l'Eifad au Cned. Tout
comme celui d'E. Guély présenté ci-avant, le texte de P. Candas et
N. Poteaux s'intéresse à la notion de centre de ressources de
langues en prenant l'exemple d'un centre implanté à l'université de
Strasbourg. Après en avoir brièvement présenté les modalités de
fonctionnement, les auteurs se proposent d'analyser les formes de
distance mobilisées lors de l'apprentissage d'une langue à travers
un dispositif de type centre de ressources. En croisant les formes
de distance et l'étude d'un dispositif spécifique d'enseignement
des langues, il est clair que cette contribution s'inscrit
parfaitement dans les thématiques de ce numéro spécial de Distances
et savoirs.
Nous souhaitions inscrire ce numéro dans la diversité, couvrir un
large panel de situations d'enseignement/apprentissage des langues
et, partant d'acceptions différentes de la notion de distance.
L'ensemble des contributions présentées ici nous semble
représentatives de cette intention, notamment dans la confrontation
qu'il permet avec des notions centrales en didactique des langues
comme peuvent l'être l'autonomie et les interactions.
Certes, on penserait volontiers que la proximité relationnelle
prime sur toute autre chose et que les moyens déployés pour gérer
la distance réelle, d'ordre spatial, ne sont que des artefacts pour
assurer cette proximité, parfois même mieux qu'en face-à-face.
Pourtant, dès lors qu'on admet qu'il peut y avoir de la distance en
dehors de toute considération spatiale, entre deux langues par
exemple, ou encore entre les parlers de différents locuteurs dans
une même langue, on s'expose à une multiplication des acceptions du
terme et à une expansion sémantique de la notion qui peut en
brouiller les contours définitionnels, notamment lorsqu'elle est
assimilée à la notion d'écart. Mais c'était le parti pris de ce
numéro de ne pas enfermer a priori la notion dans un corset trop
étroit, de lui laisser du champ pour « respirer » et aborder les
questions de l'enseignement/apprentissage à distance des langues
sous différents angles.
Notre projet était également de poser la question des effets de la
distance sur l'enseignement/apprentissage des langues. Effet de
frein, effet de levier ? Les présentes contributions abordent cette
question soit explicitement en ces termes, soit implicitement. Pour
s'en tenir à ceux qui l'abordent explicitement, on citera Develotte
et Mangenot pour qui la visioconférence, en dépit de son intérêt
qui, comme le souligne Gruson, en fait « un levier pour réduire la
distance au jeu épistémique source », peut aussi « s'avérer un
frein dans certains cas de figure ». Creuzé s'inscrit également
dans cette vision prudente des choses en avançant que, si la
distance est un levier pour la formation des tuteurs et la
réflexivité collective, grâce aux « mises en situation » et aux «
activités de groupe, dans un schéma collaboratif », elle peut aussi
constituer un frein. Et elle cite à ce sujet la peur du jugement de
l'autre qui peut se manifester dans la communication asynchrone, de
par le caractère public et pérenne des messages postés, ou encore
de par le risque d'une réception en décalage avec les intentions de
l'auteur.
Néanmoins, tous les articles ne se placent pas sous cet angle
comparatiste. D'abord parce que la problématique du numéro n'est
pas exclusivement centrée sur ce point puisqu'il s'agit d'abord de
poser et de clarifier les formes de distance impliquées dans les
formations totalement ou partiellement à distance. Ensuite, parce
qu'on peut légitimement avancer qu'il n'est pas nécessairement
pertinent d'adopter un point de vue comparatif consistant à isoler
un facteur distance entendu sous le seul sens spatial, et faire
valoir qu'au contraire, les situations d'enseignement/apprentissage
que configurent ces formations doivent être abordées pour
elles-mêmes, de façon à décrire les compétences et stratégies
qu'elles font émerger ainsi que les usages, règles et moyens qui
permettent de rendre palpables les signes de présence.
CHRISTIAN DEGACHE
LIDILEM, Université Stendhal, Grenoble 3
CHRISTIAN DEPOVER
Université de Mons
SOMMAIRE volume8, numéro 3/2010
Éditorial - CHRISTIAN DEGACHE, CHRISTIAN
DEPOVER pp.319-324
La formation d'enseignants et futurs enseignants de langue dans
un dispositif EAD. Des compétences en construction J.F.
BOURDET - pp.325-344
Former aux tutorats synchrone et asynchrone en langues
C.DEVELOTTE, F.MANGENOT - pp.345-359
Distance transactionnelle et centres de ressources en langues
É.GUÉLY - pp.361-376
Compétences interactionnelles des tuteurs dans des échanges
vidéographiques synchrones C.DEJEAN-THIRCUIR, N.GUICHON, V.NICOLAEV
- pp.377-393
Analyse comparative d'une situation de communication orale en
classe ordinaire et lors d'une séance en visioconférence B.GRUSON -
pp.395-423
Distance dans l'enseignement et enseignement à distance d'une
langue visuelle-gestuelle. Le cas de la langue des signes française
R.DELAMOTTE-LEGRAND, R.SABRIA - pp.425-445
Études de cas - pp.446-488
Former les tuteurs à distance. L'expérience de l'Institut français
de Madrid A.CREUZÉ - pp.447-461
Distance foreign language learning. The experience of Anadolu
University D.ALTUNAY, M.MUTLU - pp.463-473
Approche sociolinguistique et didactique du facteur « distance »
dans la formation des enseignants du FLE. Cas de l'université
ouverte hellénique C.KIYITSIOGLOU-VLACHOU, E.MOUSSOURI -
pp.475-488
Entretien - pp.488-504
ENTRETIEN. Co-construction, contextualisation et appropriation,
trois thèmes clés pour caractériser l'approche mise en œuvre par
l'Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres
(IFADEM) - pp.489-503
Références internationales - pp.504-506
RÉFÉRENCES. Échos et repères, via internet - MARIE-EVE
CHARPENTIER pp.505-506