Volume 6, numéro 3
Un
numéro généraliste qui interroge la spécificité de l'enseignement à
distance.
Y a-t-il une spécificité de la
formation à distance ? Plus exactement, l'intitulé « formation à
distance » désigne-t-il un mode singulier d'enseignement et
d'apprentissage, radicalement différent de celui du présentiel ? ou
bien, au contraire, enseigne-t-on et apprend-on à distance comme en
face-à-face, en étant simplement, selon les circonstances,
handicapé ou stimulé par l'éloignement ? Si naïve que cette
question puisse paraître aux lecteurs de Distances et
savoirs, elle mérite d'être posée. Elle le mérite d'autant
plus que c'est elle que le hasard de ces varia met au centre de ce
numéro.
Cette question ne le mérite pas
moins pour son ancienneté : dès les années 1960-70, la référence à
la spécificité revient avec insistance dans le monde de la
formation à distance. Max Egly, par exemple, l'un des pionniers
avec Etienne Brunswic, Henri Dieuzeide et Jean Valérien des usages
éducatifs des médias, rapporte, à propos de l'utilisation des
satellites de communication : « Les points qui ont attiré notre
attention ont été tournés vers des éléments de spécificité du
satellite, c'est-à-dire l'instantanéité et les possibilités de
diffusion massive (…) la possibilité également de mettre en commun
les ressources de plusieurs pays et de créer des réseaux » (1). Au
même moment, Gaëtan Tremblay, l'un des principaux évaluateurs
québécois du programme universitaire par satellite « Omnibus »,
parle, lui aussi, de la spécificité du médium en intitulant l'un de
ses chapitres « Spécificité de la communication par satellite »
(2). Hors des usages satellitaires, Richard E. Clark conteste dans
un article célèbre l'hypothèse de la spécificité des médias et de
la médiatisation en affirmant que les supports de communication
sont de « simples véhicules qui délivrent l'enseignement mais qui
n'influencent pas plus les résultats de l'élève que le camion qui
nous livre nos aliments ne modifie ce que nous mangeons »
(3).
Aussi n'était-il pas sans intérêt de revenir sur la question de la
spécificité, ainsi que nous y invitent, chacune à sa manière, les
différentes contributions de ce numéro.
Un tuteur dans un cursus d'enseignement des langues à distance
doit-il mettre en œuvre des compétences spécifiques ? À cette
question Uwe Baumann et ses collègues ajoutent que, si spécificité
il y a, elle réside peut-être dans le fait que ce sont des langues
qui sont enseignées, indépendamment du fait qu'elles le sont à
distance. La réponse qu'au terme d'une enquête minutieuse, nous
livrent les auteurs est qu'en réalité, la distance crée bel et bien
des contextes pédagogiques originaux. C'est pourquoi,
indiquent-ils, entre les activités de deux tuteurs à distance en
langue et dans d'autres disciplines il y a davantage de points
communs qu'entre les activités de deux tuteurs en langue, selon
qu'ils sont à distance ou en présentiel.
Quelle théorie spécifique, s'interroge Annie Jézégou, la
spécificité de la formation à distance exige-t-elle ? Répondre à
cette question revient, selon cette auteure, à chercher à mettre
fin au développement parallèle et séparé, depuis plus de trente
ans, des travaux sur l'apprentissage autodirigé et de ceux sur la
dimension transactionnelle de la formation à distance, mise en
évidence par Moore et prolongée par Garrison et Anderson avec leur
modèle dit « de la présence ». Annie Jézégou propose donc de faire
converger les deux approches en vue d'élaborer une théorie de la
formation à distance. Ne nous prononçons pas sur la pertinence du
one best way théorique et contentons-nous de relever l'intérêt des
trois leviers susceptibles d'atténuer le clivage entre deux
communautés scientifiques et deux types de problématique. Observons
surtout que si elle se produit, la convergence pourrait bien
renforcer la singularité des travaux sur la distance en
auto-formation.
Qu'y a-t-il de spécifique dans un dispositif de formation à
distance, se demande à son tour Alain Payeur, lorsque, censé
s'inscrire au cœur d'un projet d'université nouvelle, en
l'occurrence l'Université du Littoral Côte d'Opale, le dispositif
en question passe au second plan, concurrencé par l'affichage
opportuniste de priorités organisationnelles, politiques et
idéologiques ? Il n'y a plus rien de spécifique dans ce dispositif,
reconnaît cet auteur, non sans ajouter toutefois qu'il n'aura rien
de spécifique en effet tant que les responsables de l'université ne
lui laisseront pas la (longue) durée dont il a besoin et qui
permettra à des chercheurs d'en évaluer enjeux et retombées
spécifiques. Mais lorsque ce sera le cas, alors, l'apport
spécifique du dispositif pourrait bien être d'inciter les
chercheurs à « envisager la problématique en termes de
reconfiguration générale du système de formation universitaire
».
Quelle place un forum permettant à des patients diabétiques de
communiquer entre eux via Internet et sans intervention d'un
soignant occupe-t-il dans le programme d'éducation thérapeutique où
ils sont engagés ? À cette question Isabelle Harry et ses collègues
répondent par le constat qu'ils tirent de l'analyse rigoureuse
qu'ils font du contenu des échanges de ces patients : il y a bien
un effet de renforcement de leur autonomie et de leur aptitude à
gérer leur maladie. Et cet effet est effectivement à imputer en
propre au forum, lequel apparaît dès lors comme une « ressource
complémentaire et spécifique des programmes d'Éducation
thérapeutique ».
Dans quelle mesure la spécificité de la formation à distance
est-elle reconnue en prison, s'interroge Fanny Salane ? Autrement
dit, à quelles conditions des détenus-étudiants peuvent-ils exercer
le droit à la formation qui leur est reconnu par toutes les
instances nationales et internationales ? À cette question
l'auteure répond qu'en prison, ce droit se transforme en privilège,
réservé à ceux, très peu nombreux, qui ont les moyens financiers,
relationnels et psychologiques de s'affranchir des contraintes et
obstacles imposés par le contexte carcéral. Dès lors, synonyme de
solitude, l'éloignement s'impose comme la double spécificité de la
prison et de la formation à distance.
La question de la spécificité revient donc de manière récurrente
dans ce numéro. Il aurait été surprenant qu'elle soit absente du
commentaire que Thomas Hülsmann nous livre sur le dialogue paru en
2007, dans le numéro 3 du volume 5 de Distances et savoirs
(4) et qui avait associé trois théoriciens de renom, Børje
Holmberg, Michael G. Moore et Otto Peters. Indiquons entre
parenthèses que nous accueillons d'autant plus volontiers ce
commentaire que nous encourageons vivement les lecteurs à réagir
aux propos des auteurs et, ce faisant, à devenir eux-mêmes auteurs,
à la condition de satisfaire aux normes scientifiques de la
revue.
L'une des questions centrales du dialogue en question portait sur
le fait de savoir ce qui, selon la formule de Greville Rumble citée
par Thomas Hülsmann, permet de « set distance education apart from
traditional education ». Autrement dit, quels sont les atouts
spécifiques de la formation à distance par rapport à l'éducation
traditionnelle ? Thomas Hülsmann montre que, plutôt que de
s'opposer les unes aux autres, comme elles en donnent l'impression,
les réponses respectives de Holmberg, Peters et Moore se confortent
mutuellement. Elles ne le font cependant, selon lui, qu'au prix
d'un accord implicite sur l'état de la formation à distance : celui
d'avant le Web, quand elle était à part justement, et non encore
étroitement imbriquée dans l'enseignement présentiel.
Ce sont cette imbrication et a contrario la spécificité de la
formation à distance que Geneviève Jacquinot évoque dans le compte
rendu de l'atelier de recherche EDEN 2008, qui vient de se tenir au
siège de l'Unesco : la formation à distance est devenue un «
véritable mode d'éducation à part entière », écrit-elle d'entrée de
jeu. Mais, après s'être félicitée des développements récents de la
recherche, elle termine par une note moins gaie en se demandant si,
portée par ses succès, la formation à distance ne risque pas de
perdre son originalité au fur et à mesure qu'elle gagne les
universités traditionnelles, devenues bimodales, ou qu'elle innerve
les manières habituelles d'enseigner et d'apprendre. Et de citer
ceux qui craignent « que ce faisant, on en oublie la formation à
distance comme mode spécifique ».
Perte de la spécificité ? En rompant avec la neutralité qui sied
aux rédacteurs en chef, nous répondrons que le risque existe en
effet si, de la formation à distance, nous voulons faire le nec
plus ultra de la formation. En revanche, en prenant simplement la
distance comme l'une des dimensions de la formation, sa dimension
communicationnelle, nous n'avons plus rien à craindre pour la
spécificité d'« une approche (parmi d'autres) permettant d'assurer
une organisation plus souple et plus flexible de la formation »,
pour reprendre une expression figurant dans l'ouvrage de C.
Depover, T. Karsenti et V. Komis (5), dont nous nous proposons de
rendre compte dans une prochaine livraison.
Martine Vidal
Monique Grandbastien
Pierre Mœglin
1. Egly M. (1978), « A propos de quelques travaux relatifs à
l'usage du satellite éducatif au bénéfice du Tiers Monde », in
Copuse (1978), Utilisation des satellites en éducation, Paris,
Ministère des affaires étrangères, p. 59-75.
2. Tremblay G. (1978), Evaluation du Réseau Omnibus, t.V, Québec,
Université du Québec.
3. Clark Richard E. (1983), "Reconsidering research on learning
from media", Review of Educational Research, vol. 53, n° 4, p.
445-460.
4. Bernath U., Vidal M. (2007), "The theories and the theorists:
why theory is important for research", Distances et savoirs vol. 5,
n° 3/2007, p. 427-458, Paris, Hermès-Lavoisier-Cned. Cet entretien
a eu lieu lors de l'Atelier Eden 2006 à Barcelone.
5. Depover C., Karsenti T., et Komis V. (2008), Enseigner avec les
technologies. Favoriser les apprentissages, développer des
compétences, Québec, Presses de l'Université du Québec.
M. VIDAL, M. GRANDBASTIEN, P. MŒGLIN
Éditorial
- A. JEZEGOU - Apprentissage autodirigé et formation à
distance.
- U. BAUMANN, M. SHELLEY, L. MURPHY, C. WHITE - New challenges,
the role of the tutor in the teaching of languages at a
distance.
- I. HARRY, R. GAGNAYRE, J.-F. D'IVERNOIS - Analyse des échanges
écrits entre patients diabétiques sur les forums de discussion.
Intérêt pour l'éducation thérapeutique du patient.
- F. SALANE L'enseignement à distance en milieu carcéral, droit à
l'éducation ou privilège ? Le cas des détenus-étudiants.
- A. PAYEUR - L'accès élargi à l'université, entre aménagement
organisationnel et projet communicationnel. Retour sur la mise en
place d'universités nouvelles
- dans le Pas-de-Calais.
Dialogues et entretiens
- T. HÜLSMANN - Peters, Holmberg, Moore - a personal
configuration.
- G. JACQUINOT-DELAUNAY - Echos d'EDEN. Des acquis et un avenir à
organiser.
Lecture critique
- G.-L. BARON - Concevoir vidéo et multimédia pour la formation à
distance.