Volume 9, numero 4
Où va la distance ? Tome
2
Sous la direction de Patrick
Guillemet (Télé Université du Québec), Elisabeth Fichez (GERIICO,
Université Lille 3), Judith Barna (Université d'Artois), et Martine
Vidal (D&S, Cned).
Le pari scientifique à l'origine de ces deux tomes
consacrés aux développements possibles de l'enseignement à distance
était double. D'une part, nous souhaitions donner un aperçu des
pratiques amplement diversifiées qui permettent de repérer des
changements tendanciels, de l'autre il s'agissait de clarifier les
notions et les éléments théoriques qui facilitent l'appréhension,
l'explicitation et l'analyse des évolutions en cours. En effet,
l'enseignement à distance s'est développé et continue à se déployer
à géométrie variable dans le monde selon les contextes
géopolitiques, culturels et sociaux donnés. D'où l'extrême variété
des pratiques observables ce qui est presque aussi déconcertant que
l'absence de théories explicatives faisant consensus. De cette
variété, ce dossier ne donne qu'un aperçu certes incomplet, mais
qui ouvre l'horizon le plus largement possible vers la recherche
internationale en réunissant l'analyse aiguisée des réalités de
plusieurs continents. La distance réelle qui sépare les continents
et les pays tels que l'Afrique, le Canada, le Mexique, la Roumanie,
la Grande Bretagne et bien sûr la France, est provisoirement
comblée, dès lors qu'ils offrent des réponses à notre question à
partir des réalités de leur terrain.
Le fil rouge donnant la cohérence à l'ensemble des articles est
l'interrogation annoncée dans le titre : Où va la distance ? Chaque
article de ce numéro y apporte une réponse distincte complétant le
tableau composite dont nos lecteurs ont déjà eu un aperçu dans le
premier tome.
Une entrée en matière très particulière consiste à situer la
distance dans toutes les situations d'apprentissage. C'est ce que
proposent Philippe Dessus et al. qui commencent leur analyse en
affirmant que « tout enseignement est à distance ». Cependant, il
ne s'agit pas de remettre en question l'enseignement à distance en
tant que modalité de formation, mais de trouver sa spécificité
ailleurs que dans la distance physique et temporelle qui sépare les
acteurs d'une situation d'apprentissage donnée. En analysant
l'usage de trois outils logiciels (widgets) destinés à mesurer la
distance des étudiants avec la connaissance dans un environnement
personnel d'apprentissage (EPA), les auteurs mettent en exergue la
notion de distance épistémique et dialogique dont ils définissent
trois aspects : la distance sémantique entre les phrases qu'ils
produisent, la distance cognitive sociale qui existe entre eux et
la distance cognitive de chacun d'entre eux avec la connaissance.
Dessus et al. nous avertissent avec modestie des limites de leur
étude exploratoire d'usage avec des étudiants en informatique et
mettent l'accent sur la nécessité d'une étude de plus grande
envergure. Dans leur conclusion, ils estiment que l'avenir de
l'enseignement à distance réside dans les outils qui composent
l'environnement de travail à distance. Cette perspective met
l'accent sur les possibilités inhérentes aux techniques de
traitement automatique des langues visant à favoriser les activités
d'enseignement et d'apprentissage à distance.
Dans l'article de Thierry Karsenti et Simon Collin, deux auteurs
canadiens, la notion de distance est interrogée en rapport avec le
développement de l'enseignement à distance en Afrique. Les auteurs
présentent une étude mixte de grande envergure, menée durant trois
ans et portant sur les formations ouvertes à distance (FOAD)
offertes par l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF) pour
le développement de la formation des professionnels qualifiés.
L'essentiel de l'article consiste en une analyse synthétique de
cette enquête, menée avec beaucoup de sérieux sur le plan
empirique. Le cadre notionnel de référence est celui de Jacquinot
(1993) qui, en dehors de la distance spatiale, mentionne également
la distance temporelle, technique, socioéconomique, socioculturelle
et pédagogique. Karsenti et Collin affirment la pertinence de cette
catégorisation afin de dégager le potentiel des FOAD pour le
développement des pays africains. En guise de conclusion, la FOAD
est située dans un mouvement d'internationalisation, ce qui suscite
la question très intéressante de sa dimension interculturelle, mais
sans que des éléments de réponse puissent être apportés pour le
moment.
Le lecteur retrouve cette préoccupation d'internationalisation
dans l'étude réalisée par Françoise Paquien-Seguy et Carmen
Perez-Fragoso qui y voient un mouvement de fond de l'enseignement
supérieur. Pour ces auteurs, il importe de quitter la perspective
française et de tourner notre regard vers des pays comme le
Mexique, où, la formation à distance s'oriente vers l'accroissement
des dispositifs hybrides de formation associant présence et
distance. Paquien-Seguy et Perez-Fragoso, décrivent ainsi le
contexte extrêmement favorable au déploiement de l'hybridation de
l'éducation supérieure dans ce pays. Quelle est la spécificité de
ce contexte ? En fait, l'enseignement à distance mexicain devient
de plus en plus instrumentalisé pour satisfaire différentes
injonctions des politiques publiques caractérisées par une culture
d'évaluation et par l'exigence de l'amélioration de la productivité
des institutions d'enseignement supérieur. Ces transformations
profondes du monde universitaire mexicain ont conduit à une
nouvelle conception de l'enseignement à distance en relation
étroite avec les changements des pratiques universitaires. Le choix
de l'EAD est considéré comme une réponse du corps professoral à ces
changements majeurs, qu'ils saisissent pour optimiser leur carrière
pendant que les étudiants s'approprient cette modalité comme une
opportunité d'optimiser leur cursus académique. La modalité que
constitue l'enseignement à distance intervient donc comme outil de
rationalisation et d'optimisation d'un certain nombre d'activités
et de tâches et s'inscrit ainsi dans l'industrialisation
progressive de l'éducation supérieure. L'article s'appuie sur
l'analyse des pratiques des enseignants et des étudiants de
l'Université de Basse Californie -UABC où les données ont été
recueillies par une méthodologie mixte.
Bien que certaines théories de grande envergure concernant
l'enseignement à distance, aient gardé toute leur légitimité, on
peut citer par exemple celles de Michael G. Moore ou de Otto
Peters, il faut reconnaître que la recherche actuelle peine à faire
émerger de nouveaux concepts ancrés dans de nouvelles théories.
Cela n'empêche pas cependant les chercheurs d'appliquer et
d'ajuster les théories existantes, y compris celles empruntées à
d'autres disciplines, et d'élaborer des cadres conceptuels plus
modestes, mais possédant une force explicative réelle. Trois de nos
auteurs se sont donné comme tâche de s'aventurer sur ce
terrain.
Ainsi, Emmanuel Duplàa et Nadia Talaat, deux chercheurs canadiens,
s'intéressent à l'apport du connectivisme, dans lequel ils voient
une théorie solide pour l'apprentissage à l'ère numérique. Ils
proposent de considérer que ce courant est non seulement une
théorie prometteuse de l'apprentissage en ligne appropriée aux
réseaux mais, en outre, qu'il détient un pouvoir explicatif des
phénomènes relatifs à ce type d'apprentissage. Pour cela, l'article
nous présente le potentiel du courant connectiviste à travers une
synthèse de l'histoire des technologies et des courants de
l'intelligence artificielle en éducation, notamment en opposant
l'apprentissage connectiviste et l'apprentissage constructiviste.
L'investigation a consisté en une étude quantitative par
questionnaire menée à la Faculté d'Éducation de l'Université
d'Ottawa afin d'examiner la perception qu'avaient de leur
apprentissage des étudiants utilisant l'univers technique et les
activités du Web 2.0 dans une formation connectiviste. Cette
enquête confirme l'existence d'une corrélation entre les activités
faisant appel au Web 2.0 et la perception d'apprentissages
significatifs des étudiants. Cependant les chercheurs restent
prudents dans leur conclusion en rappelant les limites d'un
contexte académique qui induit la nécessité d'une combinaison des
interventions connectivistes avec des interactions « plus
traditionnelles ». Selon la perspective tracée dans l'article,
l'avenir fera apparaître une opposition entre une éducation
traditionnelle dans laquelle la construction de connaissance se
réalise dans un système fermé, et une formation connectiviste en
ligne, reposant sur des échanges de fragments intersubjectifs.
Dans son article, Didier Paquelin convoque également plusieurs
disciplines scientifiques afin de contribuer à la compréhension de
l'enseignement à distance. Il utilise comme tremplin la
catégorisation de Geneviève Jacquinot (1993) déjà évoquée à propos
de l'analyse du développement de l'enseignement à distance en
Afrique. L'auteur s'en sert comme point de départ pour mener une
réflexion théorique sur la notion de distance en évoquant plusieurs
cadres théoriques, notamment celui de la psychologie du
développement de Lev Vygotsky et de la théorie de l'agir
communicationnel de Jürgen Habermas ainsi de passer de la notion de
distance, qui évoque la séparation, à celle de proximité, qui fait
référence aux liens qui unissent les acteurs du projet de formation
sw l'apprenant.
Pour Paquelin, il s'agit d'un changement paradigmatique qui permet
de favoriser chez les étudiants un sentiment d'appartenance et de
sécurité propice à leur engagement dans le processus de formation,
basé sur le partage et la co-construction sociale, à la « bonne
distance » des autres. Les réflexions de l'auteur relatives à cette
distance proximale sont fortement inspirées des travaux sur
l'économie spatiale des proximités à laquelle il emprunte les
termes de proximités spatiales et a-spatiales. L'acte d'apprendre,
ou « le territoire de l'action des apprenants », est construit par
la mobilisation de multiples proximités spatiales et a-spatiales.
L'articulation des différentes proximités est inscrite dans un
continuum d'activité qui favorise l'engagement des acteurs pour
mener à bien leur projet de formation. Une recherche menée en 2010
en lien avec la mise en œuvre d'un dispositif visant à initialiser
un processus d'entrée en formation chez des demandeurs d'emploi a
servi de support empirique. Le corpus a été constitué à partir des
échanges via la messagerie d'une plate-forme et l'étude des fils de
discussion lancés. Appréhender la distance en tant que proximité
permet ainsi d'offrir un cadre d'analyse des dispositifs
d'apprentissage dans lequel l'activité d'apprendre est située dans
une dynamique de construction du lien social.
Pour sa part, inspiré par le « modèle de la distance
transactionnelle », Paul Kawachi, un chercheur chinois, se livre en
langue anglaise, à un examen méticuleux des différentes notions de
« présence » utilisées pour l'enseignement à distance aussi bien
dans sa dimension théorique que pratique. Son intention est
clairement annoncée dans le titre par le choix judicieux du verbe «
unwrap » ce qui signifie à la fois « ouvrir » déballer », «
dévoiler », « faire découvrir ». Il tente de déceler ainsi les
types de présence essentiels dans le processus d'apprentissage en
écartant ceux qui seraient trop génériques, ambigus ou
redondants. Il en identifie ainsi six : présence institutionnelle,
présence de l'apprenant, présence sociale, présence cognitive,
présence transactionnelle et présence du formateur. L'auteur pense
que ce travail de clarification notionnelle est nécessaire afin de
mieux comprendre les rôles et les fonctions éducatives du modèle de
la distance transactionnelle.
Deux témoignages très stimulants clôturent ce numéro.
Les quelques pages rédigées par Marie-Noëlle Lamy dans un style
sobre, facile à comprendre et riche en explications concrètes, nous
plongent dans un récit passionnant concernant l'évolution actuelle
d'une des plus prestigieuse institutions de formation à distance
universitaires, l'Open University en Grande Bretagne. Cet
établissement est confronté aujourd'hui aux mêmes difficultés
financières que toutes les universités britanniques, à savoir
d'importantes coupes budgétaires, l'augmentation des frais
d'inscription et la baisse conséquente des inscriptions. C'est en
expliquant la façon dont l'Open University essaye de faire face à
de tels défis que Lamy a envisagé la problématique de la formation
à distance. La préoccupation majeure de cette organisation est de
persévérer dans les deux volets de sa mission : maintenir une
entreprise rentable en assurant ses intérêts financiers tout en
poursuivant son programme d'intégration sociale pour répondre aux
véritables besoins sociaux de la population. Les stratégies de
développement de cette organisation, mises en lumière par l'auteur,
consistent à prendre des initiatives intéressantes pour développer
des produits éducatifs plus efficacement, pour mieux répondre aux
besoins des formations diplômantes, pour accueillir des publics
plus larges et pour maintenir la motivation des équipes
pédagogiques qui assurent le fonctionnement de l'institution.
Quant à l'auteure du deuxième témoignage, France Henri, elle nous
livre des réflexions très stimulantes à partir d'un portrait
rétrospectif de l'évolution de la formation à distance. Elle estime
que notre question de départ doit être questionnée, d'où le titre
de sa contribution : « Où va la distance? Est-ce la bonne question
? » Dans sa réponse, elle évoque d'abord le connectivisme,
également cité par Duplàa et Talaat dans ce tome, considéré comme
un cadre puissant pour conceptualiser l'apprentissage. Elle décrit
ensuite un environnement d'apprentissage virtuel, le Massive Open
Online Course (MOOC), dont le développement a été inspiré par la
conception connectiviste de l'apprentissage. Fidèle au caractère
interrogatif de son article, l'auteur le conclut par une ultime
question : comment concilier la dimension prescriptive de
l'apprentissage avec sa dimension émergente, comment rendre
possible l'émergence d'environnements pluralistes où règne
l'imprévisibilité dans des systèmes actuels où tout doit être
contrôlé ?
Selon la tradition de la revue, on trouvera à la fin du numéro, la
lecture critique de l'ouvrage de Brigitte Albéro & Nicole
Poteaux, « Enjeux et dilemmes de l'autonomie. Une expérience
d'autoformation à l'université », réalisée par Turid Trebbi suivie
par l'habituelle thésographie incluse dans le dernier numéro de
chaque volume de D&S.
Où va donc la distance ? Dans ces deux tomes, douze articles et
trois témoignages tentent de répondre à cette question difficile
car ambitieuse et prospective à la fois. Serions-nous en face d'une
dissolution de la distance ? Ou, au contraire, assistons-nous au
développement d'une pensée pluraliste de l'enseignement à distance
? Les conclusions des articles présentés ici détectent des
tendances en évitant la tentation de la généralisation. Nous
invitons plutôt nos lecteurs à regarder notre tableau consacré aux
évolutions possibles de l'enseignement à distance dépeintes dans
ces deux tomes à la façon d'Arcimboldo, comme un agrégat d'éléments
recomposables de multiples fois et de plusieurs manières. Mais, que
peut-on répondre à la question déjà posée par Otto Peters (1994) :
« une telle image composite, une telle mosaïque des méthodes
aide-t-elle véritablement à définir la structure spécifique de
l'enseignement à distance » (Peters, 1994, p.8). Pour répondre,
suivons Barthes (1978), qui en regardant les peintures d'Arcimboldo
affirmait : « il ne suffit pas de combiner ces éléments à un
premier degré pour épuiser la création du sens. Elles [les images]
sont mobiles : elles dictent au lecteur, par son projet même,
l'obligation de s'approcher ou de s'éloigner». Nous espérons que
ces deux tomes inciteront des chercheurs mais aussi les acteurs de
l'enseignement à distance à rester « mobiles » et favoriseront
ainsi l'émergence et la création de nouveaux sens, et pourquoi pas
de nouveaux paradigmes.
Judith Barna
Université de Lille 3
Références bibliographiques
- BARTHES, Roland, Arcimboldo, in LittératureS & CompagnieS,
disponible sur
http://www.litt-and-co.org/citations_SH/a-f_SH/barthes_arcimboldo.htm,1978.
- JACQUINOT, G. Apprivoiser la distance et supprimer l'absence?
ou les défis de la formation à distance. Revue française de
pédagogie, 102, 55-67, 1993.
- PETERS, Otto, Introduction, in Keegan Desmond eds.Otto Peters
on Distance education. The industrialization of teaching and
learning, London and New York, Routledge, 1994.
SOMMAIRE volume 9, numéro 4/2011
Éditorial - Judith Barna
Un environnement personnel d'apprentissage évaluant des
distances épistémiques et dialogiques
Philipe Dessus, Stefan Trausan-Matu, Fridolin Wild, Damien Dupré,
Mathieu Loiseau, Traian Rebedea, Virginie Zampa
Les formations ouvertes à distance (FOAD), leur dynamique et leur
contribution en contexte africain
Thierry Karsenti et Simon Collin
L'Hybridation des cours et l'intégration de l'injonction à
produire
Françoise PAQUIENSEGUY, Carmen
PEREZ-FRAGOSO
Connectivisme et formation en ligne. Étude de cas d'une formation
initiale d'enseignants du secondaire en Ontario.
Emmanuel Duplàa, Nadia Talaat
La distance : questions de proximités
Didier Paquelin
Unwrapping Presence : exploring the terms used for virtual
presence in online education
Paul Kawachi
Témoignages
Où va la distance, par des temps agités ? Réponses d'une
organisation distancielle, l'Open University
Marie-Noëlle Lamy
Où va la distance ? Est-ce la bonne question ?
France Henri
Lecture critique
Entre l'autoformation et la pédagogie universitaire : une étude de
cas à l'Université de Strasbroug
Turid Trebbi
Thésographie